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Korsakow
21 novembre 2011

Minuit

Le texte revient en une, vu que Nuü en a fait une illustration splendide.

Je ne m’étais jamais bien interrogé sur la pertinence d’être dehors à minuit, dans un froid de canard, alors qu’autour de moi il n’y avait rien ni personne. C’était juste comme ça, et je marchais. Ou plutôt : j’errais. Je n’avais pas de but, personne qui m’attendait, souvent je ne savais pas où j’allais. Je me contentais de poser un pied devant l’autre sur un pavé qui résonnait de mes pas, amplifiés par les rangées d’immeubles aux allures menaçantes. Je me contentais de me concentrer sur ma respiration haletante pour éviter d’être assailli par le silence m’environnant. Un jour, tout allait être différent. J’allais arriver quelque part. Je le pressentais.

Je ne suis bien entendu jamais arrivé. J’ai bien cru, à des moments, avoir trouvé un petit coin de paradis, une fille qui me plaisait, une bière que j’aurais siroté accoudé au bar en écoutant la musique, des amis avec lesquels j’aurais ri et pleuré. Finalement, j’avais préféré continuer mon errance, ma recherche insatiable. Et puis un jour, comme ça, je me suis arrêté. Il était minuit. J’avais échoué dans une zone industrielle. Je me suis arrêté, et puis j’ai regardé autour de moi. Il n’y avait rien qui vaille. Alors je me suis retourné, et je suis reparti vers où j’étais venu, j’ai rejoint le premier métro, je m’y suis assis, et il m’a ramené dans la chambre que je louais. J’étais fatigué. Il était toujours minuit. Le temps autour de moi s’était arrêté, me laissant loisir de devenir spectateur. Et quel spectateur ! Durant toute la nuit, j’ai contemplé. Ma chambre, mon plafond, mes murs, mon mobilier. J’ai suivi mes bras du regard, de l’épaule à la main, comptant les pores visibles, les poils, les cicatrices volontaires ou non. J’ai suivi mon torse, ai caressé mes seins du regard, avant de continuer, de jouer autour de mon nombril, de contempler mon pubis, mon sexe, comme émergeant de la forêt. Je suis passé sur mon aine, ai suivi mes jambes, jusqu’aux genoux, puis jusqu’aux pieds. Quand je n’y tenais plus, je me suis mis à pleurer. Il était toujours minuit. J’ai pleuré jusqu’au matin. Quand j’ai regardé l’heure, il était toujours minuit. Ma montre s’était arrêtée.

Le matin était arrivé avec ses fanfares de bruit habituelles. Je me suis levé du lit sur lequel je m’étais couché sans dormir, je me suis rhabillé mécaniquement sans me plaire, et je me suis assis dans le prochain fauteuil. Autour de moi, j’ai senti le monde s’activer : les voisins descendaient les marches, certains quatre par quatre, comme pour montrer qu’ils ne redoutaient pas la journée, d’autres d’un pas plus mesuré, se tenant à la rambarde, faisant parfois des petites pauses pour se tenir les reins. Le seul bruit émanant de ma chambre était celui de ma respiration. Peut-être de quelques soupirs, d’un ou deux mouvements afin d’éviter les fourmis qui voulaient se divertir dans mes jambes. Trois fois rien.

Qui je suis ? Je ne suis personne dans l’absolu. Je suis un simple narrateur, sans histoire à raconter si ce n’est celle de mon errance, de ma recherche. Je suis humain. J’ai des parents, et un corps que l’on peut regarder et toucher. Je ne suis ni particulièrement bête, ni particulièrement intelligent. Ni un génie, ni son contraire. Une personne en toutes choses dans la norme des autres personnes, et qui n’a aucune franche extravagance. C’est tout ce que vous êtes en mesure de savoir de moi, et c’est tout ce dont vous avez besoin. Car cette histoire n’est pas forcément la mienne. Elle peut être celle de votre voisin, ou même la vôtre. Au final, qu’importe ce que nous avons vécus, nous nous ressemblons bien tous.

C’était un Samedi, et il était toujours minuit. Le temps avait disparu, celui compté par ma montre, celui qui m’était conté. Il n’avançait plus. Et, alors que ma trotteuse s’était figée, moi non plus je n’avançais plus, comme emprisonné dans une chambre dans laquelle la seule chose qui changeait, qui évoluait, était le monde extérieur. Pour la première fois depuis longtemps, j’avais abandonné mon errance, et j’étais seulement assis. Sans faire quoi que ce soit. Sans lire, sans écouter de musique, sans dessiner, sans parler. Je me contentais de regarder dans le vide, d’essayer de m’imaginer ailleurs, mais mes pensées revenaient constamment à mes quatre murs, à la double impression d’isolement et de protection qu’ils me donnaient. Ils étaient blancs, tâchés de traces de nicotine brunâtres qui voulaient me rappeler que je fumais trop. Dans un des coins droits, une araignée avait fait son nid et sa toile était suspendue au-dessus du rideau qui condamnait ma fenêtre. Le monde extérieur, dans cette pièce, n’existait pas. Ou tellement peu que de toutes façons il était négligeable. Seul existait l’intérieur de mon crâne, ce que j’étais, ce à quoi j’aspirais. Mes rêves, et mes recherches. Et moi, mon dos, mon torse, mes bras, mon ventre, mes mains, mon sexe, mes jambes, mes pieds. Un amas de chair, de sang, d’os et de poils, aux vagues désirs et aux buts plus vagues encore. Devenir quelqu’un.

Un jour, je m’en rappelais distinctement, j’avais décidé que je deviendrais quelqu’un, qu’importe ce qu’était ce quelqu’un.  J’avais voulu m’extirper de cette condition d’amas de tripes et de boyaux, être esprit. Pendant mes errances, on m’avait dit que j’avais réussi. Dans ma chambre, rien n’était plus de ce quelqu’un que j’avais pensé être. Je n’étais que ça. Que ces quatre murs, que ce plafond, que ce rideau, que cette chair, ce dos, ce torse, ces bras, ces mains, ce ventre, ce sexe, ces jambes, cette tête, ce visage. Et ça m’allait. Je ne voulais plus être quelqu’un, tout compte fait. C’était fatiguant de se chercher. Moins fatiguant de n’être rien. Beaucoup moins fatiguant. J’avais des courbatures, et la migraine, les bras me faisaient mal, et mes mains, serrées à en faire craquer les phalanges de temps en temps, étaient couvertes des traces des ronces que mes pas avaient rencontrés. Non, vraiment, j’avais envie de dormir. Je me suis recouché dans mon lit, ai rabattu la couverture, et ai fermé les yeux.

Sur mon réveil, il était toujours minuit.

 

2011-11-21 - minuit (korsakow)

 

L'illustration est donc, comme dit précédemment de Nuü, que vous pouvez retrouver à ces adresses là :

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  • blog littéraire de Korsakow, poèmes et textes en anglais, allemand et français. "Je suis un esthète", dixit (certainement) Jean-Louis Costes (qui est plus artistique et moins con que Francis Heaulme à coup sûr). Moi aussi, et je m'amuse à écrire des choses
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